Monsieur le Préfet
J'ai l'honneur de vous rendre compte que les Alsaciens-Lorrains N° 1 et 2*
m'ont été remis par l'autorité militaire le 13 janvier.
J'ai dû me préoccuper de leur logement, de leur nourriture, et d'établir un
service de surveillance pour les N° 1.
Les Alsaciens N° 1 et 2 sans ressources ont été logés dans une ancienne salle
de cinéma. La salle est parfaitement aérée. La literie se compose de paillasses
et de couvertures. La paille est changée tous les mois. Un chef de chambrée a été
désigné pour la police de la chambre et pour son balayage. Le chauffage est
assuré au moyen d'un poêle Godin.
Le matin, les paillasses sont entassées dans un coin de la salle et des
tables sur tréteaux sont dressées pour les repas.
Les repas sont pris en commun. Des marchés ont été passés avec des
fournisseurs et la distribution des vivres se fait tous les jours à 3 heures. Il
est alloué à chaque homme une moyenne de 500 grammes de pain, 200 gr. de viande,
500 grammes de pommes de terre. Les rations de légumes secs, de café, de sucres
sont à peu de choses près quant aux quantités, celles distribuées aux militaires.
Les repas sont préparés par leurs cuisiniers de profession appartenant à la
colonie.
Il est tenu une feuille de journées sur laquelle sont portées toutes les
mutations au fur et à mesure qu'elles se produisent. Le total des journées
multiplié par 1F25c donne le total des recettes. Les dépenses sont justifiées
par un cahier d'ordinaire auquel figure le compte de chaque fournisseur. Une
récapitulation mensuelle permet de faire la balance des recettes et dépenses en
fin de mois.
Le taux moyen de la journée pour la nourriture, le chauffage, le couchage,
l'éclairage, ressort à une moyenne de 0F75 par jour.
La plus grande partie des Alsaciens classés avec le N° 2 ont été remis à
l'autorité civile dans un état de dénuement presque complet. Effets déchirés et
sales, pas de chaussures, pas de linge. Il était du devoir de l'autorité civile
de les vêtir, de les chausser, de façon à leur permettre de se présenter sous
une tenue correcte, c'est à ce but qu'ont tendu tous ses efforts. Elle y est
arrivée à peu près grâce aux économies qu'elle a pu réaliser sur l'ordinaire,
tout en fournissant une nourriture saine et suffisante. Une somme d'environ
douze cent francs a été employée à l'habillement, le linge et la chaussure de la
plupart des Alsaciens N° 2.
Les frais de première installation ont été assez élevés pendant le mois de
janvier. Il a été nécessaire de se munir de chaudières pour la cuisine,
d'assiettes, de couverts, et d'un certain nombre de paillasses. Ces frais de
premier établissement sont actuellement amortis sans que le total de l'indemnité
allouée ait été dépassé.
L'attention de l'autorité civile de la ville d'Issoire a été attirée par la
surveillance qu'il y avait lieu d'exercer sur les N° 1. Les mesures suivantes
ont été prises. Les Alsaciens classés avec le N° 1
1) ceux qui prennent leurs repas à l'ordinaire de la colonie répondant à
l'heure des repas à 2 appels, le 1er à midi, le 2ème à 18 heures.
2) ceux qui vivent à leurs frais doivent se présenter deux fois par jour au
commissariat et émarger des listes d'appel préparées à cet effet. Le premier
émargement est donné le matin entre 8 et 10 heures, le 2ème entre 15 et 17 heures.
Les listes d'émargement sont contrôlées le matin à 11 heures et le soir à 18 heures.
Des appels inopinés ont lieu assez fréquemment et dans ce cas, les Alsaciens
N° 1 prévenus doivent se rendre immédiatement au commissariat.
Depuis un mois 1/2 que le service fonctionne, aucune défaillance n'est à
signaler.
Les correspondances du départ doivent être remises et sont remises au
commissariat et sont toutes lues. Elle ne sont remises à la poste que revêtues
du cachet du commissariat de police.
Les correspondances à l'arrivée sont remises tous les jours au planton du
commissariat par la poste. Ces correspondances sont vérifiées et remises ensuite
aux destinataires. Des instructions ont été données à la poste pour qu'aucune
correspondance ne soit remise autrement que par l'intermédiaire du commissariat
ou expédiée sans être revêtue du cachet du même service.
En résumé, la surveillance est constante, s'étend sur tout, et sur tous.
Les mandats parvenus à l'adresse des Alsaciens-Lorrains sont remis au
commissariat de police, acquittés par ce service, enregistrés et payés aux
destinataires eux-mêmes sur leur signature.
Il a été institué deux cours de français. Un cours suivi par ceux qui ne parlent par le français, un autre que suivent les instituteurs, destiné à permettre à ces derniers de se perfectionner dans la connaissance de la langue française. Ces deux cours sont fréquentés régulièrement. Les élèves y apportent la meilleure volonté et les maîtres beaucoup de dévouement.
70 Alsaciens N° 2 ont été placés par nos soins, le plus grand nombre chez des
cultivateurs auxquels ils rendent les plus grands services et qui tous se
montrent satisfaits de leur docilité et de leur amour du travail.
Quelques uns (dix) ont été placés aux mines de Charbonnier** et le Directeur
que j'ai eu l'occasion de voir se félicite de les employer.
Depuis un mois et demi que les Alsaciens-Lorrains N° 1 et 2 nous ont été remis, ils ont toujours une tenue correcte, se sont montrés dociles, et ne m'ont jamais donné l'occasion de leur adresser un reproche.
Issoire le .. février 1915
Le Maire
Pierre Boyer
* Le groupe n°1, dit des alsaciens-lorrains considérés comme d’attitude incertaine et de sentiments douteux. Ils sont maintenus sous surveillance par les autorités administratives et jouissent d’une liberté toute relative dans une ville déterminée. Ils sont titulaires de la carte blanche. Le groupe n°2, dit alsaciens-lorrains reconnus d’origine française et présumés de sentiments francophiles. Ils sont traités comme les réfugiés provenant des départements français et belges envahis. Ils sont titulaires de la carte tricolore qui leur permet de se déplacer dans toute la France hormis la zone des armées.
** Mines de charbon de Charbonnier-les-Mines, arrondissement d'Issoire
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