WINTZENHEIM 14-18

Sous les drapeaux de l'envahisseur - Eugène Bouillon

Mémoires de guerre d'un Alsacien ancien combattant 1914-1918 


Extraits

Ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l'Alsace à la France. Ils pourront servir à nos enfants de guide pour la vie ; les avertir contre toute machination antifrançaise ; les inciter à bien aimer et servir la France notre patrie retrouvée, en leur rappelant un peu ce que leurs parents ont souffert sous le joug de t'étranger, pendant 48 ans d'occupation allemande.

(NDLR : ce livre fut écrit au lendemain de la Première Guerre Mondiale)


Eugèbe Bouillon Wintzenheim

(P. 16) La première délivrance

Le 21 août 1914. - Le premier soldat français, un dragon descend la ville ; d'une main il tient sa carabine prête à faire feu, de l'autre il bride sa monture. Son oeil vif cherche l'ennemi. Ce n'est pas la foule sereine des habitants accourant sur son passage, qui l'émeut. A chaque coin de rue il redouble d'attention. Enfin il s'est assuré que l'ennemi a évacué, et il revient, sa carabine en bandoulière, fumant une cigarette. Il répond maintenant aux acclamations encore timides de la foule. - Deux heures plus tard, le 152e Régiment d'Infanterie fait son entrée triomphale à Wintzenheim. Vive la France ! Nous sommes français et 44 ans de séparation sont oubliés. 

Débordante de joie, la population se porte dans la rue pour saluer nos libérateurs. - On pleure, on s'embrasse ; au soir les restaurants se remplissent : soldats et civils trinquent, en frères retrouvés, à la victoire française. Jamais je n'ai vu tant de bonheur, autant d'heureux et pourtant c'est la guerre et même elle se déroule dans nos murs. Toute la chaîne des Vosges du Haut-Rhin est en possession des Français, Mulhouse, Thann, Cernay, Guebwiller sont délivrés ; les patrouilles françaises s'avancent jusqu'à Colmar, déjà abandonné par les Allemands qui paraissent avoir évacué jusqu'au Rhin, leur ancienne et vraie frontière.

Notre délivrance, hélas, ne devait être que le signe précurseur de la libération définitive. - Fidèle à sa mauvaise foi, au mépris des traités solennels, l'Allemand a violé la Belgique pour surprendre la France du côté le plus vulnérable, afin de faire plus ample conquête.

Les forces françaises qui devaient marcher vers le Rhin, sont reportées vers le Nord de la France et la Belgique pour arrêter l'envahisseur.

Notre commandant de place, le colonel Dossert, se dispose avec son régiment à se replier vers la crête des Vosges sur des positions quasi inexpugnables. Les officiers et les soldats nous font leurs adieux et nous rassurent en disant qu'ils reviendront les mains dans les poches. - Consolation cependant peu rassurante.

28 août. - Nous descendons du Tabor pour monter au calvaire. Voyant que les Français n'avancent plus, le général allemand Deimling avec ses Landwehr badois et würtembergeois prend l'offensive. Nous sommes bombardés durant deux heures par les schrappnells allemands, alors qu'il n'y a presque plus de soldats français dans la ville.

Ingersheim est au niveau du front et a beaucoup souffert des obus allemands. 30 maisons y sont gravement endommagées ou brûlées.

Le dernier Français passe sous ma fenêtre ; c'est un poilu de la réserve, à la barbe de prophète antique... il s'arrête, lève son poing fermé vers les prussiens et dit ces mots devenus prophétiques : "Attendez, nous vous aurons là-derrière" ; et il part.

Colonel Dossert Wintzenheim 1914


( P. 17) Les Allemands reviennent

En colonnes serrées, les Allemands remontent la Grand'rue ; de leurs lourdes bottes ils frappent le pavé et semblent nous marcher sur le cœur. C'est une légion infernale. - Par crainte du bombardement, les habitants ont fermé les volets de leurs fenêtres et se réfugient dans les caves. Personne n'attend ces boches et cela les rend furieux. Au cri de "ouvrez les volets" (Läden auf) ils parcourent les rues, voyant en nous des ennemis, craignant de trouver dans chaque maison des soldats français cachés, alors qu'il n'en est rien. Leurs baïonnettes se croisent sur les poitrines des civils, des volets sont brisés à coups de crosse ; des habitants sont soupçonnés d'avoir tiré sur eux. Dans la chapelle "Notre-Dame du bon Secours", un allemand tue son camarade qu'il prend pour un soldat français et s'en va. Ceux qui suivent accusent le sacristain Ingold, qu'ils trouvent dans la cave de sa demeure, attenante à la chapelle, d'avoir été le meurtrier. On parle de le fusiller quoiqu'il proteste de son innocence et qu'on ne trouve aucune arme chez lui. Enfin, le soldat qui avait tué son camarade revient et reconnaît son erreur. Ingold est sauvé. - Heureusement que nous savions la langue de ces enragés, autrement il y aurait eu des massacres comme en Belgique et ailleurs.

Au Logelbach près Colmar, un ancien légionnaire, nommé Käuflin, un père de famille, est dénoncé par des Pfadfinder (genre de boy-scouts), des fils d'allemands, comme ayant donné des renseignements à un avant-poste français et est fusillé sans procès... [...]

Ainsi sont revenus après huit jours seulement d'absence, les Allemands, ceux qui prétendent être nos frères de sang, les mêmes qui précédemment, lors de leur retraite, venaient chez nous, affamés, et mangeaient les provisions qu'on leur donnait par pitié et sur ordre de leurs chefs, alors qu'ils manquaient de ravitaillement...


(P. 79) Du volant à la cuisine

[...] Notre ravitaillement comportait du pain dit "Kommisbrot", 1 kg pour deux jours : c'est le "bon-pour-Nickel" (Bompernickel en patois alsacien). Ce nom lui vient d'un voiturier français qui, après l'annexion de 1870, était venu quelque part dans une auberge, au col de Sainte-Marie-aux-Mines, à la nouvelle frontière franco-allemande. On lui avait fait goûter de ce pain militaire allemand, composé de farine de seigle. L'homme parut s'indigner et dit : "Ca c'est bon pour Nickel, mon cheval". Depuis, dans toute l'Alsace, le pain militaire allemand est appelé "Bompernickel, Bon pour Nickel"...


(P. 81) Deuils

21 septembre 1917. Le deuil vient de frapper le personnel de notre cuisine. Des avions ont survolé Roubaix dans la nuit. Une bombe ou un obus a fait s'effondrer la maison où logeait une de nos ménagères. Celle-ci a été grièvement blessée, ses deux filles, de 16 et 18 ans, sont mortes asphyxiées sous les décombres. Les deux jeunes filles, qui passaient quelquefois par ici chez leur maman, avaient dîné la veille encore avec nous, fraîches et joyeuses. J'avais ce jour-là l'appréhension de quelque malheur et leur racontais à table, que, pendant la nuit précédente, j'avais entendu de très forts tics-tacs aux murs de ma chambre, c'est ce qu'on appelle chez nous la "montre du mur" (Wandirla en alsacien) ce qui est le présage d'un décès dans la famille ou parmi les proches. Les deux jeunes filles avaient eu le frisson en écoutant mes paroles et je les avais rassurées en disant que ce serait de la superstition que d'y ajouter une foi certaine. Je suis ému tout de même de cette coïncidence tragique. La mère a été, pendant quelques semaines, admise à l'hôpital et nous a rendu visite ensuite. Lorsque je lui parlai discrètement du malheur de ses enfants, elle partit d'un rire fou. Un choc nerveux avait ébranlé son cerveau, elle ne se rappelait plus rien...


(P. 84) Les prédictions des Saints

Le directeur d'une école libre de Roubaix, un alsacien, m'a confié un livre, "Prédictions des Saints sur l'avenir de la France". De pareille révélations ont été publiées en 1915 dans "L'Ami du Peuple", journal du diocèse de Strasbourg. Celui-ci avait dû faire alors certaines réserves pour éviter le veto de la censure allemande.

Voici à peu près la prédiction du Saint Curé d'Ars, Jean-Baptiste Vianney (1786-1859) "Les Allemands passeront le Rhin et ravageront une partie de la France ; ils s'en retourneront mais ne quitteront pas tout le pays (guerre de 1870, perte de l'Alsace et de la Lorraine). Les allemands reviendront une seconde fois, plus nombreux, et détruiront tout sur leur passage ; ils s'avanceront jusqu'à Poitiers, Paris sera brûlé. La France cependant s'est attiré la colère, mais aussi la miséricorde divine. Dieu abandonnera un certain temps les armées des belligérants à elles-mêmes et ils n'arriveront plus à se dégager. Un prince (chef) se lèvera et commandera les armées de plusieurs nations, il invoquera l'archange St. Michel et la victoire reviendra. En un moment où l'on croira que tout est perdu, Dieu sauvera tout. Ce sera alors comme le signal du jugement dernier. Les allemands seront battus et reculeront en hâte, ils perdront tout ce qu'ils auront volé et même beaucoup plus et je vois l'archange St. Michel patron de la France"...


(P. 94) Ceux de l'arrière

1918 - Le ministre de l'agriculture prussien a déclaré la guerre à la race porcine. - "Le porc, dit-il, c'est le neuvième ennemi de l'Allemagne". Pourquoi ? parce qu'il mange de préférence les patates et le blé. Hérode d'un nouveau genre, il a frappé de la peine capitale tous les porcelets jusqu'à l'âge de trois mois. Ainsi périrent en un seul jour à Wintzenheim 60 petits cochons ; ce fut en somme pour l'Allemagne une victoire rapide et complète. - On ne voit plus aucun homme gros ; finis, les 100 kg ; tout le monde a dû serrer sa ceinture, seul notre gendarme H. put se payer le luxe d'un festin pour la première Communion de sa fille et il ne lui coûta pas cher du tout. C'est en effet ce gendarme qui donne l'avis favorable ou défavorable : "Non suspect ou suspect d'opinion politique anti-allemande" aux permissionnaires, pour que ceux-ci puissent revoir leur famille, et l'ostracisme du gendarme est sans appel. Pour attirer sa clémence sur leur mari mobilisé, les femmes des cultivateurs lui font à l'occasion une agréable surprise. - Par la grand'rue de Wintzenheim on vient de conduire des prisonniers roumains ; ils ont l'air famélique. Des gens cherchent à leur donner du pain, mais ils sont repoussés par les gardiens boches qui font avancer les pauvres prisonniers à coups de cravache. Ceux-ci, finalement, avalent les crottes de cheval qu'ils rencontrent en chemin. A cette vue les femmes pleurent de compassion et d'indignation, en face de cette cruauté inhumaine. Ne dites pas que les boches ont du cœur...


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Analyse par Raphaël Georges

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