WINTZENHEIM 14-18

Wintzenheim 1914 : trois jeunes civils, otages des Français


14-18 : ces civils déportés par les Français

En août 1914, dans les premières semaines du conflit, à leur arrivée en Alsace-Moselle et au moment de leur repli, les Français ont arrêté des milliers de civils. Il s'agissait soit d'immigrés venus d'Allemagne, occupant souvent des postes dans l'administration impériale, soit de personnes simplement perçues, de façon souvent arbitraire, comme germanophiles, soit encore (ce fut la catégorie la plus importante) d'hommes du Landsturm susceptibles d'être mobilisés en cas de retour des allemands.

Source : L'ALSACE du 6 avril 2017


Avant propos

Un ami connaissant ma passion pour l’histoire de la première guerre mondiale m’arrêta un jour, pour me proposer un document qu’il venait de trouver au fond d’une vielle boîte à archives, dénichée dans les greniers de la mairie. Il m’apprend qu’il s’agit là de la copie d'une lettre dactylographiée provenant d’un dénommé Eugène Grawey. Avec son titre des plus évocateurs « Guerre de 1914-1918, odyssée de trois jeunes de Wintzenheim »,cette lettre présentait déjà un réel intérêt pour moi. Et Lorsque je me suis mis à la lire, ce furent des événements inconnus sur le sort de nombreux Alsaciens-Lorrains que je découvrais.

Il était question d’arrestations, d’humiliations et de détentions sur une île au large de Marseille. Hélas, la lettre se termine sans aucune autre évocation des épreuves endurées et me laisse peu d’espoir de découvrir le nom de ses deux compagnons d’infortune. Plus intensément que jamais, je voulais en savoir plus sur cette ignominie. C’est alors qu’un jour, sans m’y attendre, une personne férue d’histoire, me présente Aimé, l’un des trois enfants d’Eugène Grawey. Il ne se souvenait plus très bien de l’internement de son père dans les camps français. En revanche, il se rappelait que l’un des deux compagnons de son père s’appelait Lucien Duss et qu’il était le plus jeune des trois. Mieux encore, lors de cet entretien, j’ai eu la délicieuse surprise d’apprendre que Monique, la fille unique de Lucien Duss, habitait juste à quelque pas de mon domicile.

Après avoir convenu d’un rendez-vous je me rendais chez elle. Je rencontre là une personne charmante qui écoute avec attention mes propos et évoque sans retenue la captivité de son père. Monique Kieffer possédait des souvenirs très précis sur ces tristes événements, ainsi qu’un petit cahier de cuir noir ayant appartenu à son père. A l’issue de nos longues conversations, j’ai pu construire notes après notes le long, tragique, anecdotique et mouvementé voyage de Lucien. Par contre, elle ne se souvenait pas que son père lui ait jamais parlé d’une troisième personne.

Alfred Strub Alfred STRUB (photo Mathieu 39 bld Baille Marseille, collection Jacqueline Strub)

Alors que bien des questions subsistent quant à l’identité du dernier des trois compagnons, le doute s’installe. Comment ces événements se sont-ils réellement passés. Il me fallait avant tout vérifier tous ces témoignages, qui jusqu’ici faisaient foi. Ces incertitudes ralentissaient mes recherches. Un jour, une voisine de quartier apprenant le sujet de mon article, souhaite me rencontrer. Elle me parle de son beau-père, Alfred Strub, arrêté près de Munster et transféré au Château d’If. Au fil de notre discussion, elle évoque des faits très similaires à ceux de Lucien et d'Eugène. Mais lorsque je l’interroge, elle ne peut me donner aucune précision sur les circonstances de l’arrestation, ni sur la présence d'autres personnes. Le mystère reste entier. On échange alors quelques mots sur ce drame "oublié" et avant de se quitter, elle me laisse une enveloppe dans laquelle se trouve le portrait de son beau-père. Ce portrait, gardé précieusement par la famille depuis la guerre, a été pris chez un photographe à Marseille. Avec une infinie précaution je le sors de son enveloppe. Je découvre un jeune homme souriant, à la moustache en accent circonflexe et aux cheveux impeccablement plaqués à la brillantine… Je ne le savais pas encore, mais Alfred était bel et bien le dernier des trois garçons, qui un jour d’août 1914 avaient été arrêtés, pris en otages et expédiés dans les camps de concentration du sud de la France.

Cependant, il m’aura fallu attendre une année pour résoudre le mystère et découvrir avec certitude les membres du trio. En effet, une année s’est écoulée jusqu'à ce que le petit-fils de Lucien Duss mette à ma disposition le petit carnet noir de son grand-père. Son récit commence par « Lucien Duss, prisonnier de guerre à Béziers, département de l’Hérault, France ». Il est rédigé d’une écriture fine et appliquée, en langue allemande bien évidemment. Je découvre une liste exhaustive des correspondances entretenues avec les familles Grawey, Strub, Jenny, Batto et Schmitt. Non seulement ils se connaissaient, mais les dates confirmeront d’une façon surprenante leur histoire commune. Pour moi, l’espoir renaissait. Peu de temps après, j’ai pu me mettre en rapport avec Camille Maire qui me confirmait alors le passage des protagonistes dans le camp de concentration de Béziers-Plaisance. Plus de doute possible, Alfred Strub est bien le troisième compagnon. Ainsi, petit à petit, en regroupant les témoignages, avec l’aide du manuscrit de Lucien et de recherches parallèles, plus de 90 ans après, l’histoire de ces trois Wintzenheimois, reclus dans les camps de déportations français, put revivre sous mes yeux. J’avais, par ailleurs, l'aubaine de côtoyer leurs descendants, des voisins de quartier.

Cet article n’a pas la prétention de raconter l’histoire des otages Alsaciens-Lorrains pendant la première guerre mondiale. D’autres personnes, tels que Camille Maire ou Patrick Madenspacher l’ont fait avec une étonnante précision. Cet écrit est uniquement un témoignage de plus afin de mettre en lumière un épisode tragique qui a laissé peu de traces tant dans les esprits que dans les écrits. J'aimerais remercier chaleureusement toutes les personnes qui m’ont transmis des documents et aidé à les traduire. Toute ma gratitude également à Jacqueline Piselli, Jacqueline Strub, Aimé Grawey et Monique Kieffer. Et si au cours de vos vacances, vous passez un jour par Marseille, prenez le bateau et allez visiter les îles du Frioul. Vous vous rappellerez alors comment là-bas ont survécu des centaines de déportés Alsaciens-Lorrains, loin des leurs.

Ludovic CONTE, 2005


D'un camp à l'autre - Guerre de 1914-1918


Eugène Grawey Eugène GRAWEY, jeune et vaillant soldat au 15ème BCA en 1917 (collection Jacqueline Piselli)

Août 1914, des jours incertains

En ce bel été de 1914, ils sont trois adolescents de 15, 16 et 17 ans en bicyclette sur la route de Colmar à Gérardmer.

Le premier, Lucien DUSS, est né le 2 janvier 1899 à Wintzenheim. Fils de François-Joseph Duss et de Madeleine Sontag, il réside au 210 de la rue Principale (Hauptstrasse), aujourd’hui 84 rue Clémenceau, où ses parents sont épiciers.

Dans la lumière du matin, et par-delà la silhouette élancée du Rotenberg, ils remontent tous les trois le village pour se rendre à Soultzeren. L’air est doux sans être étouffant. L’un derrière l’autre, pédalant péniblement, ils avancent roues contre roues. Les prairies parfumées s’étendent de chaque côté de la route avant de se confondre avec la jeune verdure du vignoble. Le soleil, ce vendredi matin est sur le point de percer les nuages. Oui, cette journée du 28 août 1914 s’annonce des plus radieuses pour chercher du fromage.

Le deuxième cycliste, Eugène GRAWEY, est issu d’une vieille famille de Wintzenheim. Il naquît le 27 avril 1898. Ses parents, Aloïse et Émilie née Meyer, tiennent une échoppe au 265 de la rue Principale (54 rue Clemenceau). Mais depuis que le Reich avait proclamé l’état de guerre, depuis que la population avait dévalisé les magasins d’alimentation, depuis que les bataillons des régiments bavarois de la Landwehr passaient sous les fenêtres du magasin pour rejoindre le front, rien n’était plus comme avant. Les combats étaient désormais tout proches. On se battait sur la montagne, dans la vallée et dans les villages alentour. Comme tout le monde, les parents étaient angoissés, même si Wintzenheim n’était encore qu’un village situé à l’arrière du front. Ils étaient conscients de l’immense danger de se retrouver, une fois de plus, dans une guerre fratricide.

Le dernier des trois, Alfred STRUB, vit le jour le 9 juin 1897 à Wintzenheim, au domicile de ses grands-parents 194 rue Principale. Il est né citoyen allemand et comme ses deux camarades, il n’a jamais connu la France. Sa mère, Catherine Wagner, était tisseuse. Son père, Jean-Baptiste Henri Strub, exerce le métier de garde-forestier à Ranspach où s'installe la famille. Mais Alfred revient régulièrement à Wintzenheim, chez ses grands-parents.

Sur la route, la cadence ne faiblit pas. Ils roulent particulièrement vite pour être de retour avant le déjeuner. Ce n’est pas la première fois qu’ils partent tous les trois chercher du ravitaillement dans la vallée. Ce trajet, ils le font tous les jours depuis que l’offensive française a porté devant Colmar le 152e régiment d’infanterie et que ces soldats ont acheté et vidé tout ce qui restait dans les commerces des parents. Comme tous les étés, Alfred est en vacances chez sa grand-mère. Mais ce jour-là, la guerre vient le rattraper dans son village natal. On entend encore la canonnade un peu plus loin vers Turckheim. Parfois, lors de leurs nombreux allers-retours, il leur arrive de croiser des soldats en pantalons garance et képis rouges, portant sur leurs capotes d'un bleu foncé deux cartouchières pleines, accrochées à leurs ceinturons, le fusil Lebel en bandoulière et tout un barda sur le dos. Au passage de la colonne, ils se contentent simplement de les saluer. Un autre jour, c’est un convoi d’artillerie qui prend position dans les bois environnants. Les derniers attelages dépassés, la route à nouveau libre, ils continuent leur parcours. Tout en appuyant sur les pédales de leurs bicyclettes, ils avalent les derniers kilomètres. Ils passent d’abord devant Wihr-au-Val, puis devant Gunsbach, traversent Munster et Stosswihr avant de rejoindre Soultzeren. Là, dans ces villages du fond de la vallée, les méfaits de la guerre se présentent dans toute leur réalité. Aux maisons criblées par les balles et par les shrapnels s'ajoute la misère des habitants qui ont tout perdu.


Lucien DussLucien DUSS pose fièrement chez le photographe en 1918 (collection Monique Kieffer)

L’arrestation

Il est presque midi, quand les trois comparses décident de repartir vers Wintzenheim avec les précieux fromages. Chargés comme des mulets ils remontent sur leurs vélos. La route en pente douce permettait de cesser de pédaler de temps en temps. Les nuages effaçaient peu à peu le bleu du ciel. La distance qu’ils ont encore à parcourir pour rentrer chez eux n’est plus très longue, quand une pluie fine commence à tomber.

Au Saint-Gilles, devant l’hôtel du Pflixbourg, la surprise est de taille. Les soldats du 152ème R.I battent en retraite méthodiquement en gardant le contact avec l’ennemi. Le Haut-Commandement a donné l’ordre de se replier sur des positions plus adaptées. Retranchée derrière les murs de la ferme du Saint-Gilles, une section de mitrailleuses assure la couverture du régiment. Les armes crépitent et maintiennent un feu nourri sur les Allemands pour leur interdire toute progression vers Munster. Les balles sifflent tout près de nos jeunes gens. Ils se font tout petits et se couchent sur la terre humide. Impossible de rentrer à la maison sans risquer de se faire tuer. Courbant les épaules, mouillés, très peu rassurés, ils ramassent leurs vélos et rebroussent chemin. La route est pénible sous la pluie.

Ils rejoignent très vite une compagnie qui se replie vers la Forge. Sur les conseils de l’officier qui commande la compagnie, ils décident de laisser les fromages à la ferme Valentin et de passer la nuit à Soultzeren. Le lendemain, samedi 29 août 1914, ne pouvant croire que les soldats français renoncent à libérer Wintzenheim, ils reprennent leurs bicyclettes pour descendre à nouveau vers la plaine. Arrivés à la Forge, un ordre jaillit : « Halte ! ». La sentinelle de faction les arrête et les emmène voir l’officier de permanence. Ils retrouvent celui de la veille qui, immédiatement, les conduit au poste de commandement du bataillon situé un peu plus loin dans la maison forestière d’Aspach. Restant debout devant le bâtiment, ils attendent quelques instants, avant de voir quatre soldats, baïonnettes au canon, descendre de la forêt pour les surveiller. Ces derniers les traitent avec toute l’indulgence que mérite leur jeunesse. Dans le courant de la matinée, ils apprennent qu’ils seront conduits à Munster au quartier général du Colonel Thomas de Colligny. Après plusieurs heures de marche, encadrés par des soldats, ils arrivent enfin à la mairie de Munster. Lucien, Eugène et Alfred sont présentés devant plusieurs militaires. Le colonel a désigné pour la forme un lieutenant du 152ème R.I. Celui-ci les assiste en temps qu'interprète. Il se nomme Jean-Jacques Waltz et n’est autre que l’artiste Hansi. Après s’être contenté de vérifier les identités de chacun, il présente à ses supérieurs les laisser-passer établis en bonne et due forme par les autorités militaires une semaine auparavant. Au bout de quelques minutes, sans indiquer le motif de leur arrestation, le lieutenant leur annonce qu’ils sont désormais considérés comme des prisonniers civils. Surpris, les trois Alsaciens protestent avec véhémence et avancent leur jeunesse pour se défendre. En principe, seuls les prisonniers de guerre, c’est-à-dire les soldats capturés sur les champs de bataille, ou les civils pris les armes à la main sont emmenés en captivité. Mais en aucun cas des adolescents ! Devant le sort de ces compatriotes, l’interprète essaye de les rassurer en leur disant qu’ils seront traités de la façon la plus courtoise par l’armée et les civils. Le regard pensif à l’idée de ne plus revoir leurs parents, ils ne comprennent toujours pas leur arrestation.



En territoire inconnu

La France, qui depuis le traité de Francfort en 1871 souhaite repartir à la reconquête de ses « chères provinces perdues » semble oublier, au moment même où ses armées sont accueillies avec enthousiasme dans les villes et villages d’Alsace-Lorraine, que ses provinces ne sont devenues "terre allemande" que depuis 43 ans.

Le dimanche 30 août, nos trois jeunes Alsaciens sortent de la mairie comme prisonniers. Sous la conduite des soldats, ils se dirigent vers la frontière sans un sous en poche, ni même de linge de rechange. Après environ trois heures de marche ils passent le col de la Schlucht. De là, on les fait monter dans un train qui les amène dans la petite ville de Gérardmer. On les installe pour la nuit dans une cellule de la caserne Kléber sans couvertures, pas même de la paille pour se coucher dessus. Une nuit, puis deux, puis cinq passent avant qu'ils ne reprennent la route accompagnés de plusieurs prisonniers de guerre allemands et une très forte escorte. Fatigués, hantés par le souvenir de leurs familles restées à Wintzenheim, on les conduit à la prison de Remiremont. La nourriture y est extrêmement mauvaise. Sur les chemins de la captivité, d’autres personnes domiciliées à Wintzenheim tels que Schloesser Auguste chef d’atelier, Dettling Joseph et Théophile menuisiers ou Flieg Auguste secrétaire des postes de Logelbach sont emmenées vers le camp d’internement d’Issoire dans le Puy-de-Dôme.

Le 6 septembre vers 18 heures, le ventre vide, ils sont conduits à la gare de Remiremont. Sur le quai d’embarquement, la troupe distribue volontiers des coups de crosse de fusil. Ils sont tous entassés dans des wagons à bestiaux. Avant le départ du train, on verrouille la porte de l’extérieur. Le lendemain, après avoir roulé toute la nuit et une partie de la matinée, via Épinal et Belfort, le train s’arrête à Besançon vers 11 heures. Enfin, on leur donne un verre d’eau et une demi-miche de pain. Mais partout où le train fait halte, ils sont accueillis par une foule surexcitée qui les insulte, leur crache aux visages et leur lance des pierres. Après un arrêt de quelques heures, sous la protection de quelques territoriaux, le train se remet en marche. Ils arrivent à Lyon à 20 heures. Aussitôt, les soldats qui les ont surveillés pendant tout le voyage, ouvrent les portes et pénètrent dans les wagons le fusil à la main pour les faire descendre. Une fois dehors, tous les membres du convoi sont rassemblés sur le quai et dirigés vers une caserne à Montélimar. Fatigués et à bout de forces, ils reçoivent de la soupe et un peu de viande. C’est la première fois, depuis trois jours que les autorités militaires leur donnent quelque chose de chaud à manger.


Marseille : le Fort Saint-Nicolas

Un accueil cauchemardesque

Le 9 septembre, ils reprennent un train pour être conduits à Marseille. Ils arrivent à la gare Saint-Charles entre 23 heures et minuit. Malgré l’heure tardive, la population avisée, comme dans les autres gares, de la venue des premiers prisonniers allemands, commencent, dès la sortie des wagons, à les injurier et à les huer. Les rues sont remplies de « patriotes ». Un marin très énervé s’approche de Lucien en hurlant toutes sortes d’insultes et le moleste sans se préoccuper de son âge. Giflé, battu, il l’aurait volontiers lynché sans l’intervention d’un soldat. Sur le trajet, toutes les maisons sont illuminées pour mieux voir passer les « Boches ». Par petits groupes, otages civils et prisonniers militaires allemands embarquent dans de vieilles voitures militaires à deux roues. La foule de plus en plus excitée se jette alors avec fureur sur les charrettes et menace de les renverser. Au même moment, une pluie de cailloux et de récipients destinés à certains usages particuliers, s’abattent sur la voiture et blessent à la tête plusieurs des occupants, heureusement sans trop de gravité. Eugène, son chapeau de paille réduit en miettes, souffre de plusieurs plaies à la tête. Exhibés de la sorte dans les rues de la cité phocéenne, la foule survoltée les suit en vociférant jusqu’aux portes du fort Saint-Nicolas au bout du Vieux-Port. Enfin à l’abri derrière les murs de la citadelle, chacun exprime son désarroi face à ces exactions. « Enfin, nous pûmes nous reposer loin de la ville, loin de la méchanceté des hommes que nous, jeunes, venions d’éprouver durement ». Cette nuit-là, ils apprennent également que plusieurs personnes ont été poignardées par la foule.



Vue du Château d'If et de l'enceinte bastionnaire du XVIe siècle qui entoure l'île

Sur l’archipel du Frioul

Deux jours plus tard, (le 12 septembre) tous les trois sont transférés sur un petit îlot méditerranéen et enfermés dans les cellules du château d’If, ancienne prison d’État devenue célèbre grâce au roman d’Alexandre Dumas « le Comte de Monte-Cristo ».

Pendant 10 jours, soumis au caprice du Mistral, acteur emblématique des lieux, brûlés par un soleil rude et rongés par l’humidité du cachot, ils découvrent les misères du système concentrationnaire. À 10 heures, on leur distribue de la soupe dans des gamelles sales, et il en va de même le soir à 17 heures. Une soupe très particulière, constituée d’eau grasse et de pois. Il n’y a pas de viande mais le bouillon est servi chaud. Naturellement, il n’y a aucun moyen de faire sa toilette. Les journées sont longues et ennuyeuses à croupir à l’intérieur des cellules. Mais ils pensent toujours que cette situation ne durera plus très longtemps et que bientôt ils seront de retour au pays. Pourtant rien ne le laisse paraître.

Le 22 septembre ordre leur est donné d’embarquer sur un navire. Peut-être un retour sur le continent ? Mais la proue du navire ne pointe pas vers la côte. Au contraire, le bateau se dirige vers d’autres reliefs tourmentés. Après une brève traversée, ils débarquent sur l’île du Ratonneau. Cette île avec If, Pomègues et Tiboulen constituent l’archipel du Frioul.

Déjà malade lors de sa captivité au château d’If, l’état de santé de Lucien s’aggrave pendant son transfert. Souffrant de fortes douleurs dans le ventre, il passe sa première nuit couché sur un sol en béton avant de rejoindre le lendemain matin le lazaret du Frioul. Sur l’île, les autorités adoptent le même régime pour tous les captifs, malades ou non. On leur donne de la viande une fois par semaine, et presque tous les jours du riz, trop souvent mal cuisiné, avec de la viande avariée ou des restes issus des abattoirs. Pendant trois mois, dont un passé à l’hôpital, Lucien et ses compagnons se contentent de ces menus pour apaiser leur faim. Deux fois par jour, on procède à l’appel en présence des officiers. À ce moment-là, les déportés sont nombreux sur l’île. Ils sont près de 1300 personnes à survivre à 2 miles marins de Marseille. Et chaque jour, de nouveaux arrivants viennent les rejoindre. Deux semaines plus tard, on compte 1606 internés dans le camp dont 187 otages, 773 mobilisables austro-allemands, 118 suspects dont 13 français, ainsi que 528 hommes âgés de plus de 60 ans, des femmes et des enfants sans que les autorités ne précisent qu'il s'agit d’Alsaciens-Lorrains (1).

(1) le 5 octobre 1914, le Ministre de l’Intérieur, étonné du nombre d’otages et de suspects internés sur le Frioul, alors qu’il n’avait pas donné d’instructions pour y diriger un tel nombre de personnes, demande au préfet des Bouches-du-Rhône de clarifier la situation. Il souhaite également connaître la provenance des évacués, et la catégorie à laquelle appartenait les dits prisonniers. Le surlendemain, le préfet donne la réponse à son supérieur : les détenus avaient été faits prisonniers par l’autorité militaire. Le transfert au Frioul fut décidé car les prisonniers étaient nombreux. (p 150 - annuaire de la société d’histoire du Sundgau – 1994)


Dans les cachots du Château d'If, Lucien, Eugène et Alfred vont croupir 10 nuits (collection E.S.)

Dans les arènes

À la fin du mois de novembre, suite à la récente visite de la commission interministérielle des otages et des évacués alsaciens-lorrains sur l’île, ils quittent enfin le camp de déportation du Frioul (2).

Déclarés non suspects mais avec des sentiments francophiles paraissant douteux, ils sont transférés aux premiers jours du mois de décembre à Béziers et logés dans les arènes, vraisemblablement les anciennes arènes romaines (3). L’endroit, une fois de plus, y est triste et lugubre. Enfermés dans de misérables baraques en bois, on leur donne juste un peu de paille pour se coucher sur le sol de terre battue. Il n’y a guère de changement pour les captifs sauf peut-être la nourriture qui est un peu meilleure. Quelques jours plus tard, le 7 décembre 1914, la commission interministérielle, jugeant inadéquat l’accueil des internés, demande la suppression du dépôt. Le 14 décembre, Lucien, Eugène et Alfred sont conduits vers un nouveau camp à Béziers-Plaisance. Après une brève occupation, le dépôt des arènes est abandonné à la fin décembre 1914.

(2) le 9 novembre 1914, le Ministre de la Guerre et le Ministre de l’Intérieur constituent une commission chargées des otages et des évacués alsaciens-lorrains. Cette commission qui porte le nom de Commission Interministérielle est composée de Charles Blanc, ancien préfet, conseiller d’État, de Kastler, juge d’instruction et du Lieutenant-Colonel de cavalerie Van Merlen.

(3) La commission interministérielle (commission de triage) a établi le classement des otages et des évacués alsaciens-Lorrains en trois groupes :

Le groupe n°1, dit des alsaciens-lorrains considérés comme d’attitude incertaine et de sentiments douteux. Ils sont maintenus sous surveillance par les autorités administratives et jouissent d’une liberté toute relative dans une ville déterminée. Ils sont titulaires de la carte blanche.

Le groupe n°2, dit alsaciens-lorrains reconnus d’origine française et présumés de sentiments francophiles. Ils sont traités comme les réfugiés provenant des départements français et belges envahis. Ils sont titulaires de la carte tricolore qui leur permet de se déplacer dans toute la France hormis la zone des armées.

Le groupe « S » (suspects ou très suspects), dit des alsaciens-lorrains ayant tenus des propos hostiles à la France. Ils sont internés dans les camps de concentration. (p20 – des Alsaciens-Lorrains otages en France)


Itinéraire des otages depuis Wintzenheim jusqu'à Béziers (infographie Yannick Frank)

Le camp d’internement de Plaisance

Arrivés au dépôt de Plaisance, ils sont dirigés vers le camp n° 1 dit "camp fermé" où sont regroupés les otages considérés comme douteux. Le camp n°2 ou camp libre, lui, est réservé aux Alsaciens-Lorrains reconnus comme des réfugiés venus des départements occupés par l’armée allemande. Ces derniers peuvent se déplacer librement sur tout le territoire, excepté la zone des armées et l’Alsace-Lorraine. Les premières nuits, ils couchent encore sur un gros tas de paille en guise de paillasse. Mais, les conditions d’hébergement s’améliorent considérablement. La détention devient supportable. Est-ce l’approche de Noël qui apporte ces changements, ou les recommandations charitables du sous-préfet Lambry à l’égard des Alsaciens-Lorrains reclus dans le camp ? Nul ne le sait. En tout cas, ils perçoivent deux couvertures et un matelas. Même la population de Béziers se révèle pour le moins compatissante en apportant des vêtements aux internés. Ainsi, Lucien reçoit deux chemises, deux pantalons, du linge, des slips, des chaussettes et une paire de chaussures. À Noël, chaque détenu du camp reçoit un demi-litre de vin, trois petits pains et deux cigares.

Au début de l’année 1915, le camp accueille 106 détenus dont 10 femmes et six enfants âgés de 4 à 18 ans (4). Parmi eux, se trouvent nos trois Wintzenhamois dont Lucien qui fête ses 16 ans en captivité. Possédant la "carte blanche", ils bénéficient tous les trois d’une liberté toute relative qui leur permet de circuler à l’extérieur du camp dans une périphérie de 10 kilomètres. Toutefois, ces déplacements sont autorisés uniquement les matins et les soirs, à des heures déterminées, avec une interdiction formelle de fréquenter les cafés, les restaurants ou les cinémas car la présence des Alsaciens-Lorrains reste néanmoins indésirable dans ces lieux publics. Mais qu’importe, ils redeviennent enfin des êtres humains.

Pendant un peu plus de quatre mois, jusqu’au 13 avril 1915, ils mènent une vie oisive, rythmée par une correspondance régulière avec leurs familles respectives. Lucien reçoit ses premiers paquets d’effets, du linge de rechange et de l'argent les 11 et 22 janvier 1915. Ses paquets contiennent : 1 chemise, 1 paire de chaussettes, 2 serviettes, 1 couverture, 1 morceau de savon, 1 gilet de chasse (offert par les parents d’Eugène), 2 fois cinq francs et 1 fois deux francs. Un jour, le chef de camp demande aux détenus de se rendre utiles à la nation en prenant du service dans l’armée française ou en travaillant dans les usines d’armement. Trop jeunes pour s’engager, seul l'un d'entre eux, Alfred Strub demande à travailler.



La séparation

Le 13 avril 1915, Lucien et Eugène quittent le département de l’Hérault pour celui du Jura. Ce jour-là, ils font leurs adieux à Alfred qui reste au camp de Plaisance. C’est la première fois depuis 8 mois qu’ils se retrouvent séparés. Placés en résidence surveillée à Saint-Claude, ils fréquentent le collège des Frères Marianistes et continuent leurs études pour acquérir une instruction en français. L’enseignement est dispensé par le Père MISTLER, directeur de l’école secondaire commerciale. Le 15 septembre 1915, bon élève, Lucien reçoit le diplôme de « bonne écriture sténographique » délivré par l’académie sténographique de Paris.

*

Entre temps, Alfred part travailler à Marseille. Autorisé à loger en ville à ses frais, il rencontre par un étonnant hasard son père, employé vraisemblablement dans l’entreprise « les Grands Travaux de Marseille ». Comme beaucoup de fonctionnaires, Henri Strub, garde-forestier, avait été arrêté à Ranspach pendant la conquête de la vallée de la Thur par l’armée française. Emmené comme otage, il est également interné au camp de Béziers-Plaisance avant d'être embauché sur les chantiers de Marseille. Rapatrié à Ranspach pour raison de santé ou suite à la décision de la commission interministérielle, il décède à l’âge de 44 ans le 9 septembre 1917.


 

Les livrets militaires de Lucien DUSS (collection Monique Kieffer)
Les engagés volontaires alsaciens-lorrains prêts à se battre sur le font de l'Ouest face aux Allemands, prirent par précaution des noms d'emprunt.

Août 1916. Au bout du chemin, la liberté

Après plus d’une année passée à étudier à Saint-Claude, Lucien et Eugène souscrivent un engagement dans l’armée française pour la durée de la guerre. Par précaution, ils décident tous les deux de prendre un nom d’emprunt pour protéger leurs familles restées en Alsace annexée. Désormais, Lucien Duss s’appelle Lucien Brochet et Eugène Grawey, Philippe Grand.

Engagés volontaires, ils peuvent donc choisir leur régiment. Le 4 août 1916, Lucien décide de servir dans le 8ème Régiment du Génie. Enregistré au bureau de recrutement de Besançon sous le n° 134 dans le registre matricule, il rejoint ainsi le fils, récemment appelé, de la famille ou il résidait à Saint-Claude.

Eugène lui, va faire la guerre avec le 15ème Bataillon de Chasseurs Alpins. Il s’engage le 6 août 1916, et rejoint son régiment sur le front des Vosges après plusieurs semaines d’instruction militaire. Au début de l’année 1917, il prend part à des combats autour de Verdun où il sera grièvement blessé le 25 mai 1917 par l’explosion d’un obus au cours d’une reconnaissance en première ligne avec son capitaine. Cité à l’ordre du régiment, il est décoré sur le front, de la croix de guerre avec palme et de la médaille militaire. Il réintègre le domicile de ses parents à la fin du mois de novembre 1918 après un long séjour dans les hôpitaux. Alfred rentre également à la fin de la guerre. Les trains ne desservant pas encore correctement la province, il fait une grande partie du trajet à pied, avant de retrouver sa mère établie à Wintzenheim depuis la mort de son mari. Mais pour Lucien le retour au pays se fait beaucoup plus tard. Évacué par l’autorité militaire le 28 août 1914 lors du repli du 152ème R.I avec ses deux camarades, il rentre à Wintzenheim cinq ans plus tard, le 26 septembre 1919, après avoir été libéré de ses obligations militaires.

(4) réservé exclusivement à des alsaciens-lorrains, le camp de Plaisance était a priori situé en bordure du canal du Midi. La propriété appartenait à la compagnie des Chemins de Fer du Midi qui la louait à la ville de Béziers. Le camp sera supprimé en décembre 1916. (p74 – Plaisance : un camp de concentration à Béziers)


Épilogue

Dans les années qui suivent l’armistice, une commission a été officiellement établie pour indemniser les otages Alsaciens et Lorrains internés dans les camps français. Mais la commission « Combarien » est loin de dédommager la somme de souffrances, de vexations, de privations et de haine que les déportés ont subi de la part de la soldatesque et des civils français tout au long du trajet et pendant leur captivité. Et même, si l’immense majorité des Alsaciens-Lorrains internés ont pardonné, toutes les plaies ne se referment pas. Quatre-vingt-dix ans après, il est juste de relater ces pénibles événements, déjà oubliés dans l’histoire de notre région.

Ludovic CONTE

Dossier paru dans l'ANNUAIRE N° 9 - 2005 de la Société d'Histoire de Wintzenheim


Sources

- Le carnet manuscrit de Lucien Duss

- Le récit d'Eugène Grawey

- 1914-1918, des Alsaciens-Lorrains otages en France, Presses universitaires de Strasbourg – 1998 par Camille MAIRE

- Annuaire de la Société d’Histoire du Sundgau – 1994 : « Pour mémoire : 1914-1915, l’odyssée des Haut-Rhinois parqués dans le camp de déportation de l’île du Frioul au large de Marseille » par Patrick MADENSPACHER.

- Annuaire de la Société d’Histoire du Val et de la ville de Munster – 1965 : « Munster au début de la guerre de 1914 à 1918 » par Robert SCHMITT

- Plaisance : un camp de concentration à Béziers (1914-1916) par Camille-Charles MAIRE

- Prisonnier de guerre à Béziers par Lucien DUSS (carnet de souvenirs)


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WINTZENHEIM 14-18